Ouvre le bal

Ouvre le bal, petite, ouvre le bal. Ouvre le bien grand, bien large. Que tout ce qui tinte à tes pores puisse venir à nouveau faire cliqueter tes cellules, les entrechoquer au sein chaud, avide, de ton sang. Que les flux se chargent, se rechargent et s’épaississent. Que les marées montent en toi, salivantes, en écumes désirantes. Ouvre ton bal, petite, ouvre ton bal. Mets-y des cris, mets-y des rires, peut-être aussi des larmes, des coups - la violence n’est pas comme on pourrait le dire, comme on pourrait le croire, qu’une mauvaise composante dont il faudrait se méfier - mets-y des embrassades et des accolades mal affirmées, des coups de pied au cul lorsque tu te sens stagner, mets-y la sueur des chiots mal léchés, mets-y les tâtonnements de tes petites pattes, toutes frêles, tes pattes, toutes fébriles au sein des divergences, des contradictions, des émergences cabossées que tu portes, peu importe, ouvre le bal et mets-y toi et tout ce que tu traverses, tout ce qui te traverse, car c’est là que ça grince, petite, c’est là que ça coince, petite, c’est là que ça vit, c’est là que ça pointe. Peu importe si l’on y danse mal, peu importe si à trop se frotter on se blesse, peu importe les gestes maladroits, les élans qui se fracassent en toi, peu importe ton corps entrechoqué ne sachant tenir qu’à la cadence que réclame ta danse. Peu importe, petite, peu importe. Écris ton propre bal, ouvre-le en toi, autour de toi, ouvre-le, ouvre-le grand et large.

 

 

            Un jour, j’ai voulu faire l’amour à l’aube. Un matin, la marche fébrile, rapide, sous ces éclats de beauté que l’on se prend parfois à déceler lorsque seul, on arpente la ville comme on le fait avec ses pensées, lorsque l’on se prend à appréhender les marges de sa conscience tels l’espace dans lequel un à un, les pas se mettent, les choses se traversent, les aspérités d’un corps se révèlent. Il faut aller lentement, avec précaution et attention, au sein de cette appréhension qui ne se donne pas comme habituelle, de cette contemplation en-dehors presque pourrait-on dire de ce qui se donne comme réel. Reconsidérer ce qu’on nomme trop souvent un « quotidien » comme une vaste plaine, toujours en friche de soi, débordante de hautes herbes, criblée de coupures de papiers. Et le ciel, clair, brut, me criant d’aller y coller ma face, de me faire saisir, prendre par le soleil, d’y laisser un peu de peau brûlée, d’y remarquer comme le corps se trace, pan de chair par pan de chair, de ces inoubliables enjambées, de ces multitudes de traversées, et qu’alors, soudain, ce tout et si peu enveloppant que peut être un corps, se révèle conscient. En ce matin, le bal s’ouvrait alors. J’étais à ma juste place, tout à fait à ma juste place, en mouvement, invitant la masse de mes pensées, tantôt pleines, tantôt bulles, tantôt crève, venir prendre place, durablement s’y installer, s’inscrire et peu importe ce qu’il s’y danserait, peu importe si on en ressortait un peu cassé. Il y aurait traversé. Le bal aurait été ouvert pour ne plus jamais se refermer.

 

            Petite, ce n’est pas qu’entre les côtes que ça chante, c’est entre les doigts des mains moites, entre les cuisses prises au vent, entre les mèches de cheveux qui volent et volent et s’emmêlent à l’air, riant de cette tête en dessous qui tente encore et toujours l’impossible envol, celui d’enfin lier la gravité à la légèreté, de commettre ce désirable pas de côté, celui qui te fait ouvrir ton bal, pénétrer à même le mouvement de la valse qu’en toi tu portes, et qu’importe ce que devrait être la réalité, qu’importe si celle-ci finit par entièrement se vriller. Fais de ton bal une traversée, Petite. Et ces temps où ta sève était encore imberbe, tu t’en rappelles, Petite ? De ces temps, avec ces champs d’herbes hautes que tes jambes, ciseaux fous allant se découper, se morceler du réel par strates d’images blondes, scindaient, folles et tranquilles, te portant, toi, insatiablement secrète, sans d’autre terme pour dire ta joie que ce petit cri d’animal apeuré par sa propre course, par cette déferlante de genoux griffés, cassés que tu te trimbalais avec fierté, témoignage de ces enjambées, de ces traversées que tu te créais au corps, seule pourtant, te brûlant la peau du visage sous le ciel-soleil à qui toute entière, tu savais, tu sais, te donner. Petite, le moindre espace entre ta peau et tout ce qui l’entoure est encore dense, une valse à trois, quatre, je ne sais combien de temps, dont le dernier… c’est à toi de le marquer. Le bal se tient là, précisément là, dans ce coup d’envoi que tu donnes à ton corps pour qu’il aille marquer d’encore un peu plus près, d’encore un plus profond, le tempo glissant de ce que tu es.

 

 

 

            Petite, montre-moi ces jambes toutes coupées, ce corps d’encombrée des pores, montre-le moi encore, ce corps, que je te dise d’aller trouer ta vie, encore et encore. Je pense à toi souvent, Petite, toi l’enfance qui me reste, quintessence intime de ces promesses de désir et d’amour qu’il me faut tenir, de ces émergences jaunes et sèches, faites sous le soleil, de ces émergences vertes et claires, qui coulent, sève à sève, sous tes souches qui ne sont rien d’autre que tes cimes. Car en ces temps d’herbes hautes, ton bal s’était déjà ouvert, Petite, il te faut juste ne pas le laisser se refermer, il faut l’étendre, continuer à le faire croître, danser et t’y jouer.

 

Pauline Lachaud

Écrire commentaire

Commentaires: 0